Dans le cadre du colloque intitulé "Goût de l'authentique et construction émotionnelle des paysages touristiques" qui aura lieu le 6 et 7 juin 2012 à Saint-Brieuc, je réaliserai une communication sur le sujet : « La perception du sarrasin du XVIe au XXIe siècle : Antagonismes et évolution ».
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La perception du sarrasin du XVIe au XXIe siècle : Antagonismes et évolution
Alain-Gilles Chaussat
CRHQ (UMR – 6583) / Pôle Rural - MRSH
Université de Caen Basse-Normandie
L’un des aspects les plus surprenants dans l’histoire du sarrasin est la dichotomie entre réalité et
représentation. Du XVIe siècle à nos jours, le sarrasin fut victime de nombreuses méconnaissances, à
commencer par sa nature. Classé dans les « bleds » ou les « menus grains » sous l’Ancien Régime, cette
polygonacée est encore considérée, à tort, comme une céréale. Cette erreur incombe vraisemblablement à
sa dénomination bretonne : « blé noir ». Le terme de sarrasin entraîne lui aussi une méprise, mais sur son
origine. Que ce soit au XVIIe siècle dans L’histoire générale des plantes de Jacques Dalechamps(1) ou au XXIe
siècle sur le site Internet de l’association « Blé noir tradition Bretagne », le sarrasin proviendrait d’Afrique ou
du Moyen Orient. Or, il est originaire d’Asie du Nord-Est(2).
Juste bon à pousser sur les mauvaises terres et à nourrir les plus pauvres, il est néanmoins apprécié
par tous, lorsque vient le temps des crises. Si les élites laïques et religieuses le méprisent dans leurs écrits,
elles n’hésitent pas pour autant à se lancer dans de longs et couteux procès pour en récupérer dîmes et
banalités. En 1967, Maurice Lantier(3) reprend les questionnaires de l’enquête de 1836 sur l’agriculture du
canton de Mortain et la compare à une agriculture archaïque d’Ancien Régime, notamment parce que la
principale culture en est le sarrasin.
Récemment, Florent Quellier(4) s’est interrogé sur la patrimonialisation culinaire de la galette de
sarrasin en Bretagne qui ne serait pas un mets spécifiquement local, mais la survivance d’un archaïsme
culinaire autrefois présent sur l’ensemble de l’hexagone. La multiplication des crêperies dans l’actuelle
capitale bretonne correspond-elle à l’émergence de l’identité régionale et du tourisme culturel régional ?
On pourrait croire que la crêperie n’est qu’une construction du siècle dernier, symbole d’une économie
touristique ayant supplanté le secteur industriel. Cependant, les inventaires après-décès rennais du XVIIIe
siècle font état de plusieurs « galetteries », ancêtres de nos crêperies actuelles. Sarrasin et crêperie : réelles
spécificités bretonnes ou constructions marketing d’un territoire à l’identité régionale importante ? Pour
répondre à cette question, il nous faut définir la place du blé noir en Bretagne et plus globalement dans les
populations de l’Ouest (Bretagne, Normandie, Mayenne, Main, etc.) ainsi que dans les autres zones où il
fut fortement consommé. Inventaires après-décès, statistiques agricoles, mercuriales, livres de raison, livres
de comptes, sources judiciaires, écrits administratifs de toutes époques... C’est un ensemble de sources
comprises entre le XVIe et le XXe siècle qui sera sollicité pour tenter de répondre à cette question.
Si au XXe siècle le blé noir est devenu pour le consommateur un plat typique de Bretagne, sa
réputation s’est également améliorée chez les élites intellectuelles. On est loin des descriptions péjoratives
des physiocrates et autres médecins des siècles précédents. Dès les années 1900, avec la thèse du Dr
Miège(5), le phagopyrum trouve ses lettres de noblesse auprès des sciences dures, pour recevoir aujourd’hui
un véritable plébiscite nutritionnel et médical ! Il est utilisé en pharmacologie pour la rutine, préconisé par
les nutritionnistes pour ses acides aminés essentiels, ses grains hautement nutritifs, sa richesse en fibres
solubles et en composés antioxydants... En médecine, certaines protéines propres au sarrasin ont été
utilisées pour le traitement de cancers sur des rats (tumeurs mammaires ou du côlon) ainsi que des
maladies cardio-vasculaires(6).
-----------1 Jacques DALECHAMPS et Jean DESMOULINS, Histoire généralee des plantes, Lyon, Les héritiers de G. Rouillé, 1615, vol. 2/, 633 p. 2 Jacques BERTIN, Atlas des cultures vivrières, Paris, Mouton, 1971, (41 p.-18 cartes)
3 Maurice LANTIER, « Quand le Mortainais cultivait le sarrasin (1836) », Revue du département de la Manche, 1967, no 33.
4 Florent QUELLIER, « Identité gourmande de la Bretagne moderne (XVIe - début XIXe siècle) », Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2011, no 115-140.
5 Emile MIEGE, Recherches sur les principales espèces de Fagopyrum (Sarrasin), Impr. des arts et manufactures, Rennes, 1910, 444 p. 6 Sophie DEL REY, Le sarrasin : intérêts nutritionnels et thérapeutiques, Thèse d’exercice, [s.n.], [S.l.], 2010, 83 p.
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